Le sourire d'Isabella hante le Brésil
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Une poupée, grande comme une enfant, pend à la fenêtre d'un immeuble de Sao Paulo, au bout d'un fil tenu par un policier. Sur un balcon voisin, un autre policier filme la scène. Un peu plus tard, le petit mannequin articulé se retrouve sur la pelouse, six étages plus bas. A l'endroit exact où l'enfant qu'il représente, Isabella, 5 ans, est tombée, au soir du 29 mars, quelques instants avant de mourir.
Ce dimanche 27 avril, des millions de Brésiliens sont collés devant leur téléviseur pour suivre la reconstitution du drame. Elle durera sept heures. Afin de pouvoir travailler sereinement, la police a recouru aux grands moyens. Elle a bouclé le quartier. Des tireurs d'élite veillent alentour. L'espace aérien est interdit dans un diamètre de 3 km pour empêcher le survol d'hélicoptères utilisés par les médias. Des barrières de sécurité tiennent à distance une centaine de curieux dont certains crient vengeance. Une vingtaine de membres d'une secte religieuse distribuent des tracts ornés de la photo d'Isabella et vouent ses assassins à la "justice de Dieu".
Car il s'agit d'un assassinat, et le pire sans doute qu'on puisse imaginer ; selon les enquêteurs, Isabella a été tuée par ses parents. Sa belle-mère, Anna Carolina Jatoba, 24 ans, l'a assommée et étranglée, et son père, Alexandre Nardoni, 29 ans, l'a ensuite jetée, encore vivante, du sixième étage.
L'annonce de cet infanticide a provoqué une véritable commotion sociale dans un pays qui bat pourtant des records de violence avec 50 000 homicides par an. Depuis des semaines, le Brésil paraît hanté par le sourire d'Isabella, comme l'Angleterre l'a été il y a un an par celui de la petite Madeleine McCann, portée disparue au Portugal sans qu'on ait, à ce jour, retrouvé sa trace. L'intérêt du public pour cette affaire, et sa révulsion, n'a cessé de grandir pour une raison simple : le couple clame son innocence, malgré la concordance des indices qui l'accablent.
Inutile d'entrer dans les détails de l'enquête. Il suffit de savoir que le soir de la mort d'Isabella, le couple rentre tardivement chez lui en voiture avec la fillette et ses deux très jeunes demi-frères. Dans le garage, la belle-mère agresse Isabella. Deux voisins entendent l'un des garçons crier : "Papa, papa, empêche-la !" D'après le rapport du ministère public, le père monte le premier dans l'appartement, avec dans ses bras sa fille, sans doute inconsciente, et dont une blessure saigne. Arrivé dans une chambre, il coupe avec un ciseau le filet de sécurité de la fenêtre et jette l'enfant.
La version du père est invraisemblable. Il prétend que le crime a été commis par un intrus entré dans la chambre d'Isabella pendant les quelques minutes où il serait redescendu au garage. De nombreux témoignages attestent que le couple s'était souvent montré querelleur et violent. Anna Carolina avait coutume de crier, d'injurier, et de lancer des objets dans son appartement.
Si, au-delà du déni opposé par les accusés, ce sanglant fait divers suscite tant d'émotion populaire, c'est d'abord parce que ses protagonistes appartiennent à une famille de la classe moyenne, à laquelle de nombreux Brésiliens peuvent facilement s'identifier. C'est aussi parce que le respect de la présomption d'innocence et l'habileté des avocats du couple lui ont permis de rester en liberté pendant six semaines - avant d'être finalement incarcéré le 8 mai - et d'accorder un long entretien à un programme télévisé de grande audience.
Là réside le dernier levain de l'engouement du public. Les médias ont entretenu un climat de frénésie autour de l'événement. Pour le couvrir, la chaîne Globo, la plus puissante du pays, a mobilisé en permanence quinze équipes de reporters et de cameramen, trois véhicules de retransmission en direct et un hélicoptère. Le président brésilien, Luiz Inacio Lula da Silva, s'est lui-même inquiété de cette médiatisation, à ses yeux excessive. Appelant à la prudence, Lula a déploré que le couple "ait été déclaré coupable" avant d'être jugé.
Au Brésil, selon les chiffres du ministère de la santé, un enfant de moins de 14 ans est assassiné toutes les dix heures. Une partie de ces crimes surviennent dans le contexte familial. D'après les estimations du Laboratoire d'études sur l'enfance de l'université de Sao Paulo (Lacri), moins de 10 % des cas de violences physiques et psychologiques parviennent à la connaissance des autorités.
L'affaire Isabella donne l'occasion aux Brésiliens de réfléchir aux causes de cette violence et aux moyens de la réduire. Au-delà des considérations générales (pauvreté, manque d'éducation, déchirements familiaux), les experts du Lacri rappellent que la violence contre les enfants fait partie de la culture brésilienne. Le châtiment corporel reste, pour beaucoup de parents, une méthode pédagogique efficace et légitime. La durée de l'esclavage au Brésil - plus de trois siècles - et le caractère tardif de son abolition (1888) ont leur part dans la persistance de ce préjugé.
Aujourd'hui, l'effort porte sur la prévention. Un "numéro vert" permet à quiconque de signaler anonymement par téléphone les violences contre les enfants dont il est témoin. En 2007, quelque 2000 dénonciations de ce type ont été reçues. Le 29 mars, plusieurs voisins de la famille d'Isabella ont appelé ce numéro d'urgence. Mais il était trop tard. La fillette venait juste de mourir.
Jean-Pierre Langellier
Article paru dans l'édition du 15.05.08.
FONTE: Site do Jornal Le Monde: http://www.lemonde.fr/archives/article/2008/05/14/le-sourire-d-isabella-hante-le-bresil_1044841_0.html
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Os grifos no texto são meus.
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